Emmanuel Alloy

Emmanuel Alloy

 

 

Vos œuvres sont à la fois peintures, sculptures et dessins: Quelle différence d’approche y a-t-il pour vous entre ces médiums ? De quelle manière la sculpture permet ce que la peinture et le dessin ne vous permettent pas, et inversement ?

ALLOY: J’ai d’abord mis les mains dans la terre. C’est elle qui a été la première réponse à une certaine impossibilité, je lui en serais toujours reconnaissant. C’est elle qui m’a permis de m’entourer de visages réconfortants, miroirs sublimes qui m’ont empêché de partir, forcé à regarder. Elle m’a remis sur pied, je l’ai reconnue tout de suite, on devait se regarder depuis longtemps. J’ai un peu grandi dedans, ma mère sculptrice travaillait dans la cuisine. Elle donnait des cours, j’étais parfois modèle. C’est sûrement pour ces raisons que je repoussais la terre très loin de moi ; c’était ma mère… 

Le besoin de la couleur m’est beaucoup moins naturel (avant, je mettais beaucoup de couleur dans la peinture). Il est venu un an après la terre, comme un besoin de se mettre vraiment dans la difficulté. J’avais besoin de papier, de toile, de choses qui soient à plat devant moi et me pencher dessus. Je crois que c’est mon corps qui a amené la peinture, comme il a amené la sculpture. En sculpture j’ai besoin d’être face à un visage, en peinture j’ai besoin de surplomber une page (papier ou toile ou n’importe quoi d’autre) pour tenter d’y inscrire quelque chose. Quand j’étais tout petit je me mettais devant une page en ayant la furieuse envie d’écrire. N’ayant rien à écrire, je cherchais un prétexte, je m’efforçais d’écrire des paroles de chansons. Aujourd’hui je n’ai toujours rien à écrire, mais ce sont les médiums, les prétextes. La terre, la toile, le gesso, l’huile, les pastels, les papiers ne signifient rien du tout, ils se signifient (du moins, c’est vers ça que je veux tendre). La pratique de la terre, de la toile, du papier diffèrent en fonction d’un sentiment, d’un état, d’un affect. En peinture, je suis devant le Mur des Lamentations, en sculpture, je suis dans un Temple. C’est très physique, je ne sais pas bien les différences.

 

Le noir, le rouge et le blanc sont au cœur de votre travail. Pourquoi ces couleurs ? Ont-elles une signification précise pour vous ?

ALLOY: Je ne sais pas du tout. Je suis spectateur des choix que je fais quand je travaille, simplement il faudrait prendre des années de recul. Quand je sens rouge je prends rouge, quand je sens noir je prends noir. La main, le support et l’espace font le reste. Je sais qu’il s’agit (chez moi) de guerre, de lutte, de grottes, d’écriture, de traces. Je sais que ce sont les premières couleurs qui ont été utilisées (il m’arrive de mettre de l’ocre, aussi), mais pourquoi fait-on, tout de même en grande majorité, ces choix-là pour parler de ces sujets-là ? Je ne me trouve pas très original, la couleur des émotions a été étudiée, je suis comme tout le monde. Le blanc est sûrement plus littéraire. Il me fascine dans les livres comme dans les images. Je ne sais pas pourquoi je vois tant de blanc superbe dans l’écriture de Marguerite Duras comme dans la peinture de Cy Twombly. Il existe un livre de Roland Topor qui s’appelle Erika. Est-ce un livre ? Chaque page contient un mot, rien qu’un mot, pas de ponctuation, les mots ne forment pas de phrases, à nous de faire le reste. Je me souviens avoir dévisagé le mot « gros » comme si je le voyais pour la première fois, comme si je regardais un tableau. Je ne reconnaissais plus rien, le « g », le « r », le « o », le « s » n’avaient plus aucun sens, c’étaient des formes noires sur du papier blanc, merveilleux. Pour lire il faut aller vite et voler au-dessus de tant de savoirs.

 

Sans titre, 2024 / Technique mixte sur toile / 18 x 24 cm

 

Votre exposition s’intitule Vers l’image. Qu’entendez-vous par le mot “image” vers lequel vous vous dirigez ? Cette image est-elle matérielle, mentale ? Figée, libre d’interprétation?

ALLOY: Figée, jamais. Je ne sais pas qui pourrait dire ça. On s’emploie à faire exactement tout le contraire, tous les jours : secouer tout l’immobile. 

Une image (chez moi, mentale) est un choc. Une image transforme le factuel en croyance. Si je travaille ce n’est ni pour produire des tableaux, ni des sculptures, c’est pour tenter de produire des images. Il se trouve que l’on doive passer par ces médiums mais encore une fois, ce n’est qu’un prétexte. Un écrivain use des mots comme de la matière, mais les mots et la matière servent une autre grandeur : l’image. Pour reprendre mon texte, une image est une vérité sensitive parmi tout le fuyant. Une image physique, si elle est suffisamment forte, devient mentale, et bien sûr que les deux sont liés. Une image physique transcende sa condition d’objet matériel (une peinture, une sculpture, un mur, une porte, une architecture) pour convoquer l’immatériel, pour devenir image mentale. Je vois beaucoup de choses en tant qu’unités et je crois que cette question de l’image le montre. Un livre produit en moi une seule couleur, une seule impression. Chaque œuvre a chez moi sa propre place. C’est exhaustif, définitif. L’œuvre me dit : « c’est tout ce qu’il y a à voir ». C’est peut-être tout petit, c’est peut-être plus grand que moi.

Vous écrivez : “Plus tard, lorsque je regarderai le tableau fini, l’histoire aura déjà eu lieu, cachée sous ce blanc.” Vous y évoquez ce savoir du peintre, celui qui a vécu les étapes cachées. Le spectateur, lui, n’a accès qu’au résultat final. Souhaitez-vous qu’il devine ce passé enfoui, ou qu’il se confronte simplement à la version achevée de l'œuvre ?

ALLOY: Pas du tout, ce qui est en dessous y est pour une bonne raison. Cela a existé, cela n’est plus. Je choisis d’arrêter le tableau à un moment précis, dans une forme que je trouve la plus ténue. Il s’agit d’enlever le gras, laisser du muscle avant de toucher à l’os. C’est un corps, il faut qu’il fonctionne. L’œuvre est achevée dans sa forme la plus ouverte possible, la suite ne me regarde absolument pas.

 

Sans titre, 2024 / Technique mixte sur isorel / 50 x 65 cm

 

Vous vous référez de manière récurrente aux notions du Temps et de la Vie: qu’est ce qui vous a poussé à vous positionner sur ces notions ? À quel point ces dernières influencent-elles votre processus créatif ? Avez vous des concepts philosophiques ou littéraires de ces notions auxquels vous vous référez pour vos créations ?

ALLOY: Pas de concepts philosophiques ni littéraires. Je ne suis même pas sûr d’avoir beaucoup de concepts et, pour être honnête, j’ai encore moins conscience du fait que je me réfère au Temps et à la Vie de manière si récurrente. Je m’en excuse. Je n’ai pas envie que mes mots, ces mots, que je trouve imposants, s’assoient à côté de mon travail et viennent parler à sa place.
Pour répondre tout de même (…), je suis un grand amoureux. Travailler, transformer la matière est un acte d’amour. C’est se décharger de choses trop lourdes et trop belles pour le cœur, les partager. Comment ne pas avoir peur du temps qui passe dans ces conditions ? De manière plus prosaïque, j’ai un travail salarié, je viens d’avoir un fils, je vais à l’atelier dès que c’est possible. Le temps est comprimé, j’ai peur d’en manquer. J’ai commencé à travailler la terre il y a cinq ans, la peinture il y a quatre ans, et j’ai tout de suite compris que mes pieds étaient sur un chemin bien plus long que moi. Il y a beaucoup de travail, l’idée que ce chemin s’arrête m’est insupportable. Comment ne pas repousser la mort lorsqu’on est amoureux ? La perspective est inadmissible. J’ai trente-cinq ans, je serai peut-être plus sage, plus tard.

 

Ce lien au sensible, à la matière, par le toucher et les mains, est très fort dans votre travail. Pourquoi ce besoin d’une approche sensorielle, physique, corporelle, de l’acte créatif ?

ALLOY: Je n’ai pas beaucoup de réponses aux Pourquoi. Je suis comme vous, je regarde ce qui est fait. Je peux dire ce qui m’est arrivé mais je ne dirai jamais : « voilà pourquoi ». Un jour, je suis tombé. C’était une crise de spasmophilie, mon corps se déchargeait d’une angoisse. Pendant cette crise, j’ai eu physiquement très peur, mais ce n’était rien en comparaison de celle qui ombrageait tout l’horizon depuis trop longtemps. Une chape d’anxiété. J’ai fait de multiples crises pendant environ deux ans, qui commençaient par les doigts. Je ne les sentais plus, puis c’était finalement le corps entier qui finissait par être indolore. De là à dire qu’à travers le travail du modelage, c’est mon corps entier qui renaît et se donne le droit d’exister, il n’y a qu’un pas. Adolescent j’ai eu un petit passage anorexique, je me disais que moins j’existais physiquement, mieux le monde se porterait. Aujourd’hui je prends de la place, mon travail prend de la place, et ce n’est pas terminé. Je n’ai pas choisi de travailler de cette manière là, elle s’est imposée. L’approche corporelle est mon travail.

 

Vos sculptures représentent très souvent des figures masculines, avec des traits physiques similaires. Est-ce un choix conscient ? Cela vient-il d’un propos personnel, d’une projection identitaire ? Qu’est-ce qui vous pousse vers cette forme particulière de représentation de l’esprit ?

ALLOY: On m’a souvent posé cette question, ce n’est pas du tout un choix conscient. Il se trouve que ce sont, on peut le dire, plutôt des hommes, mais je ne suis jamais dans une démarche active de faire des hommes. Il y a a deux problèmes : Je ne sais toujours pas ce qu’est une tête, ce qu’elle contient, et je ne connais toujours pas la différence entre un homme et une femme. Quand j’ai commencé le modelage, je mettais mes doigts sur mon visage pour voir comment il (on) était fait(s). Je touchais les parties dures, molles et refaisais les mêmes gestes dans l’argile. Tous ces visages ne sont peut-être que le mien. Pour parler de l’homme et de la femme, je ne sais pas quel détail est absolu. Je ne vois qu’un ensemble. Je ne vois qu’une femme entière ou un homme entier mais il m’est impossible de me pencher sur les détails et me dire : voici un nez de femme, voici une bouche de femme. Il m’est arrivé de faire des visages de femmes, des présences féminines. Il doit me rester une petite sculpture que j’aime beaucoup mais il me faudrait une volonté de fer pour me dire « allons faire une femme, je vais voir de quoi elle est faite ».

 

La littérature et l’écriture occupent une place importante dans la description de votre démarche et pour appréhender vos œuvres. Comment les textes littéraires vous inspirent? Trouvent-ils leur place pendant le travail de création ou interviennent-ils après?

ALLOY: Aucune idée. Impossible de savoir comment cela agit. Le geste de l’atelier est un geste antagonique, il faut être présent et être totalement absent. Il faut conduire sur une route qu’on ne maitrise pas du tout. Il faut faire des choix tout en étant détaché, guider et laisser faire… Beaucoup d’analogies possibles. Alors comment savoir vraiment d’où vient tout ce qui nous arrive ? On est aux premières loges du « désordre originel » de M. Duras. C’est la place de l’aède qui chante le monde, coincé entre la Muse et le spectateur/lecteur. On chante ce qui advient mais on n’y peut rien. Tout est là, il n’y a rien à inventer (sauf de nouvelles formes). L’écriture importe bien sûr, peut-être uniquement par le geste d’écrire. Je voudrais écrire sans rien raconter. Je voudrais confondre les lettres avec les signes, être à la limite du langage, un balbutiement inculte. Et faire des images de ça, car les mots me font peur, je ne suis pas sûr de la direction qu’ils prennent, ils me filent entre les doigts. Il ne faudrait faire que des images pour être sûr de ne pas se tromper, les mots sont trop grands. Peut-être que mes lectures du XIXème siècle trouvent un écho plus direct dans la sculpture ; on peut y voir des ministres de Charles X, des prélats, des forts des Halles, des chambellans, des portefaix ou bien des soldats de la Grande Armée, ils y sont.

 

Conduit par Alice Berger, stagiaire en médiation culturelle 

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