« Sang Terre » : ainsi s'intitule l'exposition proposée par Sausen Mustafova au Salon Tout-Art à partir du 11 juillet 2024. Un titre sombre, dans lequel on entend la violence et l'exil. Un titre qui contraste avec la joie qui émane de Sausen Mustafova lorsque nous échangeons avec elle sur les fauteuils rouges du Salon. Son regard pétille derrière ses lunettes rondes aux bordures bleu électrique, et ses mains miment les gestes qu'elle décrit en parlant de son travail.
Au Salon Tout-Art, elle présente des œuvres issues du début des années 2000, ainsi que deux créations conçues spécialement pour le lieu. Des œuvres détruites et reconstruites, « déchirées-suturées » comme elle les appelle. Sur les cartels qui les accompagnent, pas de titre ni de dimension, mais des poèmes. « L'œuvre plastique n'est pas une illustration du texte, ni le texte de l'œuvre plastique : ce sont des démarches parallèles et imbriquées », précise Sausen Mustafova. « Comme si l’une ne suffisait pas pour dire ce qu'on a à dire. Ce sont deux graphies, deux textes pour trouver du sens, avec des alphabets différents. »
Le temps sans nous, 2024, technique mixte, 130 x 65 cm. ©PADOU
Histoire intime, histoire du monde
Ce sens que Sausen Mustafova recherche est lié aux questions « de l’identité personnelle, de la mémoire et de l’oubli », comme elle l'explique elle-même. Ces thèmes font échos à son histoire personnelle : née en Tchécoslovaquie, l'artiste a grandi en Irak qu'elle a dû quitter en 1982, alors que le pays est en guerre. « J'ai vécu ce départ comme un exil et un déracinement », confie-t-elle. « Je suis partie sans pouvoir dire au revoir à quiconque, puisque mes parents ne m'avaient pas mise dans la confidence. J’étais adolescente, et ils craignaient que j’en parle à l’école… Au moment de partir, j’ignorais que c’était pour longtemps. Encore aujourd’hui, cet événement reste pour moi une faille ». En suturant des éléments divers pour créer des œuvres, c'est peut-être cette faille que Sausen Mustafova tente de combler. Mais sans y parvenir pleinement : « Quand on déchire et qu'on recoud, les sutures laissent apparaître des blancs, comblés par d'autres éléments qui ne viennent pas forcément de la peinture d'origine. Pour moi, ce procédé symbolise les trous de mémoire... On reconstitue toujours le passé : le passé dont on se souvient n'est jamais le présent qu'il a été.
Ce passé a donc une grande place dans la pratique artistique de Sausen Mustafova, mais elle rejette nettement l'idée « d'un art thérapie » qu'elle pratiquerait pour panser ses plaies intimes. « Il faut que je sois animée par quelque chose de très vivant pour faire face à des choses sombres, donc ce ne sont pas mes parts sombres qui s'expriment dans mes œuvres : quand c'est le cas, l’œuvre est nombriliste, ratée, sans intérêt pour personne », explique l'artiste. Refusant de rester rivée à son vécu, elle se nourrit du monde extérieur pour créer, en allant voir des expositions et en parcourant des ouvrages de philosophie et de poésie. Parfois, cette matière met du temps à infuser pour donner lieu à une œuvre terminée : « Certaines de mes œuvres sont restées inachevées sur châssis pendant des années, parce que leur temps n’était pas venu, avant d’advenir tout à coup », explique Sausen Mustafova. |
Au dessus de la faille, 2021, ensemble composé de vingt-quatre œuvres épinglées sur toile de jute, 120x220 cm. |
Pour créer, elle aime également se plier à des contraintes extérieures. « J'aime beaucoup jouer avec l'architecture des lieux où j'expose, confie-t-elle, en me demandant comment faire pour la rencontrer tout en conservant l'aspect personnel de mon travail. » Elle se rappelle en souriant d'une exposition dans un château, durant laquelle elle a dû proposer une œuvre destinée à l'escalier de l'édifice. Et c'est sans doute grâce à cette écoute du monde que ses œuvres peuvent parler à d'autres qu'à elle.
En 2004 puis en 2007, elle expose à L'Archipel sur le Lac, une galerie située en Bourgogne. Parmi les œuvres qu'elle présente figurent cent têtes réalisées en 2003, lors de la seconde guerre des États-Unis contre l'Irak. Elle se réjouit alors de voir que ces têtes parlent aux visiteurs de manière très personnelle : « quelqu’un m’a dit ''pour moi c’est la passion du Christ'' et une autre personne ''Merci, car grâce à votre œuvre j’ai parlé avec ma grand-mère'' », se souvient-elle avec joie. A L'Archipel, elle présente également une série d’œuvres contenant des articles du Monde qui portaient sur la découverte des atrocités dans la prison d’Abou Ghraib en Irak, « une prison dans laquelle les Américains avaient torturé des détenus irakiens », précise Sausen Mustafova.
L'actualité et l'histoire de l'Irak ont donc une place importante dans son travail : des timbres irakiens apparaissent par exemple dans Papiers d'identité, qui sera exposé au Salon Tout-Art à partir du 11 juillet 2024. Mais elle nie fermement faire de « l'art engagé ». « Je n’aime pas cette désignation car elle pousse tout le monde à vous demander quel est ‘’le message’’ de vos œuvres. Or je ne fais pas de discours, donc ce terme ne me paraît pas être approprié », affirme-t-elle.
Deux des six œuvres de la série Papiers d'identité, 2021-2022, technique mixte sur papier, coton, estampe, collage, 15x22 cm. ©PADOU
Du mystère maternel à la naissance d'une voix singulière
Si engagement il y a dans son travail, cet engagement est personnel et physique : Sausen Mustafova, loin de croire au génie, estime être devenue l'artiste qu'elle est aujourd'hui après un long parcours. Il commence dans sa maison familiale, où elle est élevée par une mère peintre : « Quand j'étais enfant, sa pratique de la peinture était un total mystère pour moi, car elle peignait la nuit », raconte la plasticienne. Un mystère qu'elle cherche à résoudre en interrogeant sa mère, même si, rétrospectivement, Sausen Mustafova ne voit chez elle aucun « amour de la transmission ».
Mais lorsqu'en Irak sa mère reprend des études aux Beaux-Arts, elle suit l'un de ses cours avec elle. « Pour des raisons pratiques : j’allais ensuite à une leçon de piano, donc il était plus simple que j’assiste avec elle à ce cours », précise la plasticienne. C'est ainsi qu'elle s'initie à la calligraphie kufi, un style calligraphique très géométrique. Comme de nombreux enfants, elle dessinait beaucoup, mais c'est aux alentours de ses vingt qu'elle décide vraiment de créer des œuvres, alors qu'elle suit des études de philosophie. « Je ne sais plus pourquoi, mais j'ai commencé à aller dans un magasin de bricolage pour acheter de grandes planches d'isorel, une forme de bois aggloméré qui résiste assez mal avec le temps. Je me baladais avec ces planches dans la rue, et lorsqu'il y avait du vent j'étais ballottée par elles », se remémore-t-elle en riant et en mimant son corps en lutte avec le vent.
Sausen Mustafova installe Au dessus de la faille au Salon Tout-Art. |
Elle présente sa première exposition un peu avant ses trente ans, et reconnaît avoir mis du temps à trouver sa voix propre. « Au début je créais ‘’à la manière de’’ : je me suis aperçue avec un grand désarroi que mes silhouettes ressemblaient beaucoup à celles de ma mère… On commence ainsi, en copiant sans le savoir ce qu'on voit dans les musées. Puis on s'en détache peu à peu... ». Sausen Mustafova raconte avoir été particulièrement inspirée par Pierre Soulages et Louise Bourgeois, quelle présente comme son « papa » et sa « maman » en peinture. De la seconde, elle retient un talent pour « mettre son histoire personnelle au service de quelque chose de plus grand, qui parle aux autres », via le medium de la tapisserie. Ce qu'elle admire chez le premier, c'est sa capacité à « faire du noir qui n'est pas que du noir ». Elle se reconnaît également dans sa façon de penser l'art. « Pierre Soulages disait ''on ne réfléchit pas, on décide'' et ''chaque coup de pinceau est une décision, pas une réflexion''. C'est ainsi que je travaille : je ne me dis pas ''là je vais faire ce trait, et puis réfléchir pour savoir si c’est le bon trait...''. Non : je fais, je décide, je tranche, et après je vois ! », détaille-t-elle. |
Coudre, déchirer, suturer
Ce qui fait la singularité du travail de Sausen Mustafova, c'est notamment sa technique de déchirures et de sutures, qui lui a sans doute été inspirée par son environnement familial, rempli de couturières. Et l'artiste elle-même pratique la couture, réalisant des costumes et des décors pour le théâtre. Un jour, des compagnies s'adressent à elle après avoir découvert son travail plastique : « le théâtre est un travail d'équipe, et cela est arrivé au bon moment dans mon parcours, quand je commençais à me lasser de la pratique solitaire du plasticien », raconte-t-elle. « C'est jouissif de faire quelque chose pour un groupe, quelque chose qui se perd dans un projet... »
Elle travaille principalement avec deux compagnies, une de danse et une de théâtre. Cette dernière réalise « des formes poétiques courtes » qui doivent pouvoir être jouées n'importe où : Sausen Mustafova doit donc concevoir un décor pliable, léger et facilement transportable... Un défi qu'elle s'est plu à relever, car elle a besoin d'être stimulée par des contraintes pour créer. Mais elle reconnaît qu'aujourd'hui son travail sur les costumes de théâtre « s'essouffle un peu », notamment parce que la préparation d'un spectacle dure très longtemps, alors qu'elle aime travailler vite.
Mais à ces yeux sa pratique de la couture dialogue tout de même étroitement avec ses créations plastiques : rejetant l'idée d'une distinction entre beaux-arts et arts de métiers, Sausen Mustafova estime que dans les deux cas entre en jeu un travail manuel, artisanal. « Quand je peignais sur châssis, je tendais mes toiles, je les apprêtais, j’achetais des pigments et je faisais moi-même mes couleurs », explique-t-elle. « C’était tout un rituel qui m’aidait à entrer dans le travail : quand on tend un châssis, on appréhende l’espace, et quand on travaille ses pigments, on découvre de nouvelles façons de les utiliser ! ». |
Sausen Mustafova, Tous les chemins mènent chez soi, 2022, technique mixte (papier et jute suturés), 150x150 cm (détail). |
Si ce rapport intime à l'espace et à la matière est central dans le processus créatif de Sausen Mustafova, il laisse aussi une grande place à la musique. « J'en écoute beaucoup quand je travaille : parfois le même morceau, en boucle pendant une journée... », décrit-elle. Des musiques répétitives, qui l'aident à s'abstraire du monde extérieur et à trouver un rythme dans ses gestes : « Quand j'ai une idée, je danse autour d'elle. Je regarde, je prends un élément, je le pose... Et quand il s'agit d'une série, je m’intéresse à la façon dont l'œil traverse les œuvres, et dont il peut passer d'un objet à un autre », précise l'artiste. Si elle travaille beaucoup avec des séries, c'est aussi parce qu'elle aime rester en mouvement, commencer une nouvelle œuvre pendant que les autres sèchent. Aujourd'hui, elle travaille souvent au sol, sur des rouleaux : là, ses gestes ont suffisamment d'espace pour déborder, bien qu'ils s'articulent autour d'un centre. Cette pratique créatrice très physique est préparée par les notes dont elle couvre son carnet : des idées éparses qui pour certaines seulement donneront naissance à une œuvre.
Sausen Mustafova au travail dans son atelier. ©Segei Pescei
Désacralisation et recyclage
Ses œuvres, Sausen Mustafova les laisse vivre, sans contrôler la façon dont elles seront interprétées. Elle va jusqu'à dire qu'elle les « désacralise », puisqu'il lui arrive de les déchirer. Un mouvement impulsé par la haine que Sausen Mustafova entretient à l'égard de l'accumulation. Cette haine est sans doute liée à son parcours personnel : « Quand on a quitté l'Irak, on avait une valise chacun : il fallait savoir quoi emporter... Si je veux éviter l'accumulation, c'est peut-être pour pouvoir ''partir léger'' ». Mais elle commence vraiment à désacraliser ses œuvres lorsqu'elle perd des toiles dans une inondation de son atelier. « Je me suis alors rendu compte que ce n'était pas grave, et que ce qui comptait était de pouvoir faire d'autres œuvres », notamment avec des morceaux de leurs prédécesseurs.
Une des six œuvres qui composent la série Effeuillaison, 2021, technique mixte (coton teinture végétale, acrylique, encre sur papier déchiré et suturé), 50x70 cm. ©PADOU |
Le déchirement de ses œuvres n'est donc pas une destruction pure : il enfante des chutes qui finiront pas trouver un autre usage dans un nouveau projet. « Je recycle mes œuvres », affirme l'artiste. Avant d'être réutilisés, les fragments de ses travaux déchirés sont rangés de ce qu'elle décrit comme sa « bibliothèque ». Elle y stocke aussi des restes de tissus utilisés pour des costumes de théâtre, ainsi que beaucoup de teintures végétales. Elle a réalisé ces dernières dans un souci de travailler avec des matières plus écologiques, et les conserve dans sa « bibliothèque », jusqu'à ce qu'elles trouvent leur place dans un costume de théâtre ou une composition plastique. « Et c’est dans cette bibliothèque que je pioche ce dont j'ai besoin pour travailler sur telle ou telle thématique », explique Sausen Mustafova. « C’est un peu comme cuisiner : on regarde le fond des placards et on invente quelque avec ce qu’on a ».
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De cette bibliothèque sont nées les œuvres de l'exposition « Sang Terre » présentée au Salon Tout-Art à partir du 11 juillet. Rendez-vous donc au 182 rue du Château pour les découvrir !
Julie Sarfati, directrice de la programmation au Salon Tout-Art.