La disparition des arts

par Dimitri Ghantous

De 20h à 21h15, 16.10 / 20.11 / 18.12 / 15.01 / 19.02 / 19.03 / 16.04 / 21.05 / 18.06

Ce groupe d’études théoriques prendra pour point de départ une parole d’Hegel, prononcée au début de son cours sur l’esthétique en 1830 (« l’art […] est quelque chose de passé ; il a perdu pour nous sa vérité et sa vie. ») que nous résumerons ici en un mot : l’art est mort.


Cette parole énigmatique ne signifie pas pour autant la fin de la création artistique. Il y aura toujours des écrivains, des peintres, des créateurs… Souvent même, Hegel admire (et mécomprend) ses contemporains. La mort de l’art, qu’il constate, est seulement le point d’arrivée d’une période historique (qui commence dans l’antiquité Égyptienne et s’achève dans l’art romantique du XIXème siècle) dans laquelle l’art fut dépositaire de l’absolu. Or, pour Hegel, en 1830, l’art n’est plus capable de répondre au besoin d’absolu. Ce besoin se désaltère désormais dans le sérieux de l’action politique, de la science et de la philosophie.


Pour nous, francophones de l’an 2025, la théorie hégélienne de la mort de l’art en 1830 peut nous sembler étrange. Car c’est précisément après cette date qu’apparait notre poésie (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont) ; notre peinture (Cézanne, Manet, Monet) ; et notre musique (Debussy, Ravel). Pis encore, après la révolution du langage poétique du XIXème, la France assiste au XXème siècle à une révolution du langage romanesque (Joyce, Proust, Céline). Et c’est en ce même XXème siècle que l’Europe entière s’embrase d’avants-gardes artistiques : Futuristes (Marinetti, Boccioni, Russolo) ; Cubistes (Picasso, Braque, Léger) ; Dadaïstes (Tzara, Arp, Duchamp) ; Surréalistes écrivains (Breton, Aragon, Desnos) et peintres (Dalì, Magritte, Miro) ; Bauhaus (Kandinsky, Klee, Moholy-Nagy) ; Situationnistes (Debord, Vaneigem) ; Lettristes (Isou, LemaÎtre) ; Tel Quel (Sollers, Kristeva, Pleynet)… La liste est longue ! Avec tant d’autres inclassables, d’Antonin Artaud à Henri Michaux…


Et pourtant, le lundi 12 décembre 1977 à Beaubourg, Philippe Sollers annonce la crise des avant-gardes :


«  Ma thèse est la suivante : il n’y a ‘‘avant-garde’’ que tant que l’espace d’interprétation marxo-psychanalytique constitue l’horizon rationnel de la pensée, et en réaction contre cet horizon (comme manifestation d’un ‘‘reste’’ irrationnel inassimilable)...". Cette crise, que Sollers assimile à la fin du marxisme et de la psychanalyse comme horizons interprétatifs du monde, se traduira pour lui par la décision de mettre fin à la revue Tel Quel, la création de la revue l’Infini et le retour au roman avec la publication de Femmes (1983).


Un peu plus de 40 ans plus tard, force est de constater que le diagnostic de Sollers était le bon. L’année 1980 verra la mort de Sartre, l’assasinat par Althusser de sa femme Hélène Rytmann (et son enfermement subséquent), la mort de Barthes et la dissolution de l’École freudienne par Lacan. L’espace d’interprétation marxo-psychanalytique vient de se refermer.


D’un point de vue politique, le tournant de la rigueur (1983), la chute du mur de Berlin (1989) et l’effondrement de l’URSS (1991) marquent définitivement la victoire du néo-libéralisme des années 1980. Bref, après la fin du marxisme et la fin de la psychanalyse, on parle maintenant de «  fin de l’histoire » (Fukuyama).


La «  société du spectacle  » (Debord), devenue «  société de consommation  » (Baudrillard) libérale, s’affirme comme le seul modèle planétaire. La négativité introduite dans l’histoire par le marxisme et dans le psychisme par la psychanalyse, se veut désormais dissoute dans le développement personnel et le divertissement culturel de masse. L’américanisation du monde atteint son point culminant. Jeff Koons est consacré. L’avant-garde devient art officiel, académique, kitsch. Le XXème siècle finit dans le miel. Et l’art ne semble plus capable de répondre au besoin d’absolu, qui se désaltère désormais dans le sérieux de l’action politique, de la science et de la philosophie. En d’autres termes, l’art redevenu, comme pour Hegel, une chose du passé…


Dans La disparition de la littérature, Maurice Blanchot commente la théorie hégélienne de la mort de l’art. À la question : « où va la littérature ? » Blanchot répond : « la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition. »
Et en effet, Henri Michaux disparait en 1984. Samuel Beckett, en 1989. C’est cette disparition qui sera l’objet de notre groupe d’études théoriques.